Les causeries de France Gelbert

Sarah Bernhardt, la Divine

Les Trois Coups retentissent en coulisse !
- Et la mort, à mes yeux dérobant sa clarté, rend au jour qu’ils souillaient, toute sa pureté !
«Phèdre»

Elle avance ondulant comme une spirale, dixit Reynaldo Hahn compositeur et grand ami. La salle est debout, en larmes. Le silence se fait. Puis soudain d’immenses acclamations s’élèvent vers cette femme sur scène. Elle est grande et très mince (ce qui n’est pas précisément dans les canons de beauté de l’époque). Elle raconte cette anecdote :
Son confesseur lui susurra un jour ce conseil :
- Réfléchissez ! Rentrez en vous-même...
Réponse de l’actrice :
- Je ne peux pas... il n’y a pas de place !

Elle dort dans un cercueil, confortable certes, installé au milieu de sa chambre (lorsqu’elle est seule évidemment !), elle collectionne les hommes, s’entoure d’animaux sauvages, de plantes exotiques si possible gigantesques. Elle est d’humeur vraiment changeante, terriblement exigeante, autoritaire, tempêtueuse. Mais si généreuse à l’égard de sa famille...

Elle ? elle ! C’est la «Voix d’Or», la «Divine»... Sarah Bernhardt.
De son vrai nom, Rosine Bernard. Née en 1844, disparue en 1923.
Ecoutez ! une personnalité si forte qu’elle ensorcèle d’un regard, maintient en esclavage un entourage heureux de faire partie de la ménagerie paraît-il ou, à l’inverse, se crée de nombreux ennemis, jaloux de sa gloire, de son talent.
Ainsi la racontent ses proches, ses parents, ses amis, ses ennemis. Ah ! les artistes ne sont guère tendres entre eux !
Personne ne peut rester indifférent à ces spécimens de l’humanité, ces surdoués. Parfaitement invivables par ailleurs dans le «quotidien».

- Donne-moi mon rouge à lèèèvres... j’attends des visites et j’ai l’air d’un cadaaavre !
Voila le décor est monté. Tout y est. Besoin d’être adulée, admirée, convoîtée, jalousée, mais surtout animée d’une volonté et d’un courage indomptables.
Il est vrai que la naissance ne l’a pas vraiment gâtée. Perpétuellement exclue d’un milieu familial extravagant, affligée d’une mère et d’une tante exerçant le métier de «courtisane».
De son enfance, il n’est question que de querelles, disputes, éloignement d’un appartement couvert d’oripeaux et de poussière, dans lequel évoluent curieusement des personnages illustres !
Parmi ceux-ci, le demi-frère de Napoléon III (vous savez, le fils qu’eut la reine de Hollande, Hortense de Beauharnais avec un dénommé Flahaut). Il s’agit du comte de Morny fait duc par son impérial demi-frère... eh ! bien, voyons, il faut savoir profiter de la proximité du pouvoir !
Se heurtaient à lui dans l’escalier sombre de l’immeuble, Alexandre Dumas, le compositeur Rossini, etc...
Morny s’occupa de Sarah, en tout bien tout honneur, enfin on l’espère ! Il paya une partie de ses maigres études à la grande joie de la mère et de la tante israëlites Von Hardt. Julie, la mère de Sarah s’était mariée, paraît-il, d’où le nom de Bernard. La soeur de Julie, Rosine, resta célibataire.
Les deux illustres dames n’avaient point le temps, ni le goût sans doute de s’occuper d’une petite fille dotée d’un caractère vraiment difficile voire acariatre et s’en débarassaient en la casant chez des nourrices.
Qui fut son géniteur ? Question intéressante ! des bruits ont couru : Pourquoi pas Alexandre Dumas père ? Sarah, avec son teint mat et sa célèbre chevelure indisciplinable ?
Ou Morny ? Non.
Plutôt un «hôte» de passage... un marin ?
Des études ? Deux ans rapides au pensionnat d’Auteuil où elle apprit les rudiments de la lecture et des bonnes manières. Son épouvantable caractère lui méritait châtiments et corrections, avec un résultat : renforcement de son esprit rebelle.
Renvoyée chez elle, Sarah retrouve les «protecteurs» de ses mère et tante. Parmi eux, le truculent Giacchino Rossini déjà célèbre. Rossini est un «théâtre» à lui tout seul. Bonhomme exubérant qui met les habitants de l’appartement dans une telle joie, qu’il a donné certainement le goût du spectacle à Sarah.
Entre temps, Youle, mère de Sarah, s’était fait fabriquer deux nouveaux bébés, deux nouvelles filles, Jeanne et Régina.
L’insupportable et jalouse Sarah à nouveau mise en pension, à nouveau renvoyée, «on» engage une duègne moustachue et barbue (elle se rasait chaque matin, il paraît qu’il s’agissait vraiment d’un membre de l’espèce féminine !). Eh ! bien, finalement cette personne androgyne se montra patiente à l’égard de la petite fille et impavide devant la vie tumultueuse des deux dames Bernard (pour simplifier nous les appelerons ainsi).
Une question que se pose néanmoins une voisine des Bernard, «la dame du dessus», qui deviendra la confidente dévouée de Sarah, est celle-ci :
«D’où vient ce succès des deux soeurs auprès de messieurs qui pourraient prétendre aux faveurs des plus belles courtisanes de leur temps ?»
En effet, Julie et Rosine sont petites, plutôt boulottes, assez fades. Elles devaient sûrement déployer dans l’intimité de leur chambre des trésors d’ardeur ou de perversité ! Qui sait ? Ou peut-être étaient-elles simplement bourrées d’esprit !
Lorsque Sarah a quinze ans, ces dames vont s’essayer à la poser sans succès sur le bras du fauteuil d’un vieillard cacochyme (pas tant que cela peut-être !), mais le mot théâtre est prononcé et monsieur de Morny, au pouvoir à présent, propose le Conservatoire sous sa haute protection évidemment. Mais, pour cete éventualité, encore fallait-il savoir ce qu’était le Théâtre !
Alors on la promène à la Comédie Française ! Dans la loge d’Alexandre Dumas s’il vous plait, et on ne va pas voir n’importe quel spectacle ! Le «Britannicus» de Racine !
Succès immédiat auprès de Sarah. Elle se plonge aussitôt dans les grands classiques, Racine, Corneille, Molière, et finalement (les «relations» avec le pouvoir en place sont toujours bien utiles !), elle sera convoquée par Esprit Auber, compositeur et directeur du Conservatoire.
Là, ça se gate ! Sarah dit tout de go à Auber :
- Vous savez, monsieur... je n’aime guère le théâaatre !
Pour un mauvais début, c’est un mauvais début ! Pourtant, une fois la colère passée, Sarah lit et relit «Phèdre», «Le Cid», et reçoit des leçons de diction, répétant toute la journée :
«Combien ces saucissons-ci ?» ou
«Didon dine, dit-on, du dos d’un dindon dodu»
etc...
Alexandre Dumas voit en elle l’Aricie de Phèdre :
- (...)Hippolyte me cherche... et veut me dire adieuuu ...
Et Sarah sera Aricie !
Alexandre Dumas ne sait pas encore qu’elle sera l’interprète du drame qu’il prépare, Kean
Voici la petite Sarah au Conservatoire, mais elle n’arrête pas de maugréer et le mot est faible, montre à tous son humeur de dogue, n’écoute aucun avis.
Arrive le concours de fin d’année, Sarah écope d’un second prix. En réalité, l’ombre tutélaire du duc de Morny l’a empêchée de sombrer !
Le deuxième essai semble compromis lui aussi quant au succès, mais à nouveau le somptueux frère de l’empereur intervient et enfin la future Divine rentre dans la célèbre maison pour obtenir des débuts plus qu’hasardeux, ce qui fait pavoiser la critique :
-(...) Mademoiselle Sarah Bernhardt se tient bien, prononce bien...c’est tout ce que l’on peut dire pour le moment !
Autre critique :
- (...) Mademoiselle Bernhardt, jolie et insignifiante. Le pire c’est que les comédiens qui l’entouraient, ne valaient pas mieux, et ce sont des sociétaires, ce que mademoiselle Bernhardt pourra être dans vingt ans, si elle se maintient à la Comédie Française...
Eh! bien, mademoiselle Bernhardt ne s’y maintint guère. Elle vitupère contre certain ou plutôt certaine sociétaire.
D’où démission ! et déception chez son protecteur le duc de Morny... Le pauvre homme traverse une mauvaise passe, il est accablé par les soucis du pouvoir : ses démêlés avec sa belle-soeur Eugénie, la désastreuse idée de l’aventure mexicaine qui apporte la honte à la France et à notre contingent.
Ce renvoi ou démission (c’est plus élégant) du Théâtre Français ne met pas de beurre dans les épinards de la famille et Julie déclare à sa fille qu’elle doit participer aux frais du ménage et, pour cela peut-être suivre la même voie que ses mère et tante... bien que pas assez étoffée pour l’époque !
Non ! Sarah voudra toujours choisir ses partenaires, et comme elle est nulle en calcul, ne pourra jamais les dénombrer. Ce qui, en fait, n’a aucune importance.
Mais il est vrai qu’elle doit gagner sa vie, aussi se met-elle à la recherche de quelque rôle. N’importe quel théâtre fera l’affaire ! Cette recherche va lui apprendre son métier, les finesses du langage, comportements et attitudes.
Sarah se transforme. Elle n’est plus maigre, elle est mince et, à Bruxelles où elle accompagne sa mère, elle fait la connaissance d’Henri, prince de Ligne. Tout marche à merveille, Sarah revient à Paris... enceinte !
Ce sera Maurice. Ce fils, le plus grand adorateur de sa mère et de la fortune de celle-ci. Si grand dépensier que Sarah, à un moment, devra vendre ses bijoux !
Le prince de Ligne a accepté de reconnaître le garçon, mais refuse de l’adopter. Ceci se passe en 1864. Sarah a vingt ans !
Elle continue à vaquer à ses occupations, recherche des rôles, des protecteurs ...et des appartements éloignés de ses créanciers.
Et enfin, enfin la chance lui sourit. Recommandée au directeur de l’Odéon, elle découvre une chose qu’elle savait déjà ! Elle est faite pour le draaa ..me. Pour elle, Racine est meilleur que Marivaux.
Une certaine George Sand lui fait proposer un rôle dans une de ses pièces : «L’Autre». C’est un échec complet !
Mais Sarah, à présent, est entrée dans son personnage de diva gâtée. Elle pénètre, tel un ouragan dans le théâtre, roule à une allure d’aurige le long des quais, aimerait bien se lier d’amitié avec cette George Sand, mais ne trouve qu’un mur de froideur. Alors, pour se consoler, elle commence à collectionner les amants !
Elle joue François Coppée, Alexandre Dumas. Sa force, sa détermination et sa voix étonnante et chaude, vont conquérir le public parisien.
Une de ses fans, la très mondaine princesse Mathilde introduit Sarah aux Tuileries où elle sera présentée à l’impératrice trônant au milieu de ses dames d’honneur (voir le fameux tableau de Winterhalter !).
Sarah trouva à l’impératrice une voix rauque et vulgaire (!) et raconta partout qu’ayant mal aux pieds, l’impératrice n’avait pas écouté un mot de la pièce !
Mademoiselle Sarah Bernhardt continue à manifester ses humeurs : elle décide de dormir dans un cercueil !
Je ne pense tout de même pas qu’elle reçut ses amants dans sa «boite» capitonnée. Trop étroite peut-être ? Parmi eux, un héros de Crimée et d’Algérie, le maréchal Canrobert appelé aussi «Scrognegneu» dans l’intimité !
Lorsque ses désirs ne se réalisent pas, elle tombe dans des évanouissements très pratiques, il lui arrive de se piquer les gencives pour cracher du sang !
Le sens du drame ! Peut-être faut-il voir là son attrait pour des pièces comme la « Dame aux Camélias». Elle n’est jamais aussi bonne que lorsqu’elle meurt sur scène et elle le sait.
Tout de même le sieur Félix Tournachou, plus connu sous le nom de Nadar ne la photographiera pas dans cet état. Il fera la première photo de Sarah Bernhardt sans parler de toutes les célébrités de l’époque qui se bousculent chez l’ours débonnaire qu’est Nadar.
Célébrités qui vont se trouver soudain bouleversées par l’entrée en guerre, en 1870, de la France contre l’Allemagne.
Ce triste événement va permettre au monde de connaître la côté si généreux de l’actrice qui décide de transformer le Théâtre de l’Odéon en hôpital militaire. La générosité de Sarah sera étonnante tout le long de sa vie à l’égard des membres de sa famille, mère, tante, soeurs, nièces et, bien entendu, son fils Maurice, le videur de fonds ! A ce dévouement familial, on peut ajouter son amour des animaux. Les différentes maisons, appartements, hôtels particuliers transformés en zoo avec jungle à l’appui.
Sarah achète, un jour, un crocodile qui devient bien sûr énorme. Par inadvertance ou distraction, la bête avala un de ses chiens. Le crocodile, une fois embaumé, trôna dans le salon et était présenté aux invités comme le «cercueil» du canidé ! (toujours l’idée du cercueil !)
Ces petits soucis n’étaient rien en comparaison des tracas de toutes sortes que lui occasionnera sa famille. Celle-ci s’était éloignée de la capitale au moment de la guerre et réfugiée en Allemagne où Sarah alla la récupérer. Elle n’a, comme toujours, peur de rien.
Après la hideuse défaite de la France, elle reprend du collier, elle ne peut vivre loin du théâtre et ils vont...réouvrir, c’est sûr !
Les anciens proscrits retrouvent, eux aussi, la mère-patrie. Portant barbe abondante, Victor Hugo a quitté son île.
Victor Hugo !
Sarah Bernhardt, très excitée, veut le rôle de la reine dans Ruy Blas !
Une ovation immense soulève la salle de l’Odéon, saluant la prestigieuse pièce de théâtre et la non moins prestigieuse apparition de Sarah. Le drame est son fait ! Une chose est certaine, les spectateurs, haletants, attendent l’entrée de la Divine, et lorsqu’enfin son pied et le bout de sa robe balaient la scène, un murmure de bonheur monte des fauteuils dès la première phrase lancée tel un projectile... Ouf !
Tous ces gens attirés par l’actrice, dans son lit ou simplement dans son entourage, tous ces gens paraissent enivrés par sa seule présence, sa voix, la voix d’or, dont elle use avec abondance. Elle est bavarde, engagée, fait partie de toutes ces grosses personnalités qui ont toujours raison. Mais... ce succès immense qu’elle rencontre est un tout. Elle est un être dangereux parce que possédant trop de pouvoir.
Difficile à étudier, n’est-ce pas ?
Le Maître Victor Hugo, lui-même, n’y serait pas resté insensible. Le soir de la centième de Ruy Blas, on put le voir prosterné devant la reine d’Espagne, lui baisant la main en murmurant :
- Merci, Madame... ah ! merci !
La légende raconte que l’actrice aurait désiré de l’écrivain plus que vieillissant... un enfant ! Il est vrai que ces messieurs ont la capacité de procréer très tardivement, mais tout de même ! Il est notoire que Victor Hugo possédait une bonne santé et continuait à courir après tous les jupons qui passaient à sa portée dans son somptueux appartement de la place des Vosges.
Sarah Bernhardt croque la vie à pleines dents, c’est le cas de le dire. Elle goûte tous les plats.
Elle croquait aussi pas mal d’argent. Finalement, les dettes s’accumulèrent lorsqu’elle décida de faire construire son hôtel particulier de la Plaine Monceau transformé en vrai bric-à-brac peuplé d’animaux fantastiques et de plantes démesurées et haut en couleur grâce aux cris de la Voix d’or !
Pour payer une partie de ses dettes, elle continue à créer les premiers rôle de pièces archi-connues, telle Hernani, devant un public debout et un Victor Hugo en larmes.
Hugo vantait la Voix d’or. Il l’appelait :
- Cette harpe naturelle !
Quel joli compliment, n’est-ce pas ?
N’ayant pas réussi à lui faire un enfant, il lui envoie une de ses larmes sous la forme d’un d’un gros diamant sur un bracelet.
Mais ce bijou qui sera vendu finalement, ne suffit pas à éteindre les dettes, les querelles avec la Comédie Française où Sarah est revenue après le triomphe de Ruy Blas, virent au drame, la valse des amants continue. Elle a de gros besoins d’argent et décide une tournée en Angleterre afin de remplir un peu ses caisses vides.
Un journaliste acariatre écrit alors :
(...) Sarah Bernhardt n’a de relation fidèle qu’avec ses créanciers...
L’accueil de l’autre côté du Channel est enthousiaste, elle est reçue à bras ouvert par un géant maquillé, aux cheveux longs :
- Je m’appelle Oscar Wilde ...
Ce géant efféminé rêve de faire d’elle l’héroïne de la pièce qu’il vient de terminer : Salomé. Pièce jugée impudique, interdite en Grande-Bretagne.
Sarah apprivoise la gentry londonienne, ainsi qu’un léopard qu’elle ramènera dans sa jungle de la Plaine Monceau, mais repart du Royaume Uni avec soulagement dit-elle :
- (...) ces fenêtres qui ne s’ouvrent qu’à moitié, gardant leur petit quant-à-soi égoïste et perfide... ces Anglais, ajoute-t-elle, qui ne font rien comme tout le monde ...
Les journaux parisiens se déchaînent sur les nouvelles facéties de la tragédienne. Entre les animaux, les amants parmi lesquels une courte idylle avec le prince de Galles celui qui fait les joies du Gay Paris, elle inspire Daudet, Marcel Proust qui, dans A la recherche du temps perdu, la transforme en prima donna !
Situons par là une nouvelle bagarre avec la Comédie Française, nouvelle démission (ah ! ces artistes !).
Et l’arrivée d’un autre homme à tout faire dans la vie de l’actrice. Il s’appelle Edward Jarrett. Il est américain et cumulera deux rôles : imprésario et amant occasionnel. Edward Jarrett propose à Sarah une tournée en Amérique ( l’Eldorado !) après une tournée à Copenhague d’où Sarah dut se rendre à Elseneur et s’incliner devant le tombeau (?) du héros de Shakespeare. Toujours faisant mine de se recueillir, Sarah boit l’eau de la fontaine d’Ophélie. Après quoi, le verre qui avait touché ses lèvres «béniii...es» fut brisé !
Toujours décidée et volontaire, elle met à mal les rapports entre la France et la Prusse, rabrouant un ambassadeur. Son entourage, un peu inquiet, se demande ca qu’elle va raconter aux Américains.
En tout cas, elle traverse l’Atlantique accompagnée de sa troupe. Et c’est : New-York ! New-York ! La ville entière accueille Sarah Bernhardt, une foule amassée sur les quais, le consul de France chante la Marseillaise. Trop, c’est trop ! Jarrett, l’impresario en fait trop :
- C’est la rançon de la gloire, dit-il.
Il a raison. Mais elle supporte mal les vivats trop entreprenants de ce public qu’elle trouve sauvage. Elle leur réplique vertement agrémentant son discours de jurons bien sentis. Et pourtant, et pourtant, le triomphe est là. Sarah rentre des théâtres dans une voiture envahie de fleurs, environnée d’une foule déchaînée où éclatent parfois quelques coups de feu !
La Dame aux Camélias enregistre vingt rappels...
Cela, c’est New-York ! Vient ensuite Boston, Boston «WASP», Boston la puritaine où des clergymen veulent la jeter dans la géhenne. Elle est actrice et, comble d’horreur, arrive du Vieux Monde, de Paris, ville pourrie de vices !
Je vous rassure tout de suite...Ils n’y arriveront pas !
Et la troupe menée par une Sarah déchaînée, se rend au Canada... avec toujours et toujours un accueil chaleureux, que dis-je... enthousiaste ! Chaleureux public certes, mais insouciant des textes dont le sens lui échappe tout à fait. Pourtant à l’entrée, Edward Jarrett distribue des livrets comme à l’Opéra !
Un exemple : un soir, à la fin de la tournée, une erreur se produisit. Des copies de Phèdre furent données alors que se jouait Frou-Frou ! Eh ! bien, le public n’y vit que du feu... Alors ?
Les journaux français s’étaient montrés goguenards, voire grossiers à l’encontre de l’Amérique :
(...) approchez, Iroquois, Hurons, Mohicans et vous aussi fiers Apaches ! saluez la tragédienne des Visages Pâles...
Il est vrai que pour les Américains, la Dame aux camélias s’appela toujours Camille !
Il y a à présent six mois pleins que les petits Français ont quitté la mère-patrie. Les décors et les costumes sont en loques, les acteurs, épuisés, sommeillent dans un coin, escamotent des pages entières de leur texte.
Vivement le retour en France. Et ce sera un retour fêté par une foule innombrable, comme toujours me direz-vous ?
Ce retour est l’occasion de rencontrer un homme, un des rares peut-être à ne pas rentrer dans son lit, Victorien Sardou. Ecrivain renommé qui, semble-t-il, à l’heure actuelle, n’est resté dans les mémoires qu’en tant qu’auteur d’une pièce fort drôle, toujours représentée dans nos théâtres : Madame Sans Gêne.
Une anecdocte concernant la création de cette pièce:
L’auteur, ami de la très «médiatique» princesse Mathilde (éternelle nièce du défunt (E)mpereur), invita cette dernière à la première de son oeuvre. Soudain, au moment de la «scène corse» entre les soeurs de Napoléon, querelles et disputes en langue corse ou simili, l’auguste princesse sortit dignement de sa loge suivie de ses courtisans et tout le monde put l’entendre vitupérer dans les couloirs :
-(...) ces auteurs qui osent ridiculiser le culte impérial...
Victorien Sardou se défendit, assurant que :
- (...) la scène était certainement très conforme à la réalité. Il se réjouit en même temps que le rôle ait été finalement crée par Réjane qui sut rendre son personnage sympathique au milieu des perruches impériales...
Pour le moment, Victorien Sardou vient d’écrire une pièce intitulée Fédora et ne veut voir le rôle crée que par Sarah Bernhardt.
Dans ce but, il décide d’aller présenter son oeuvre à l’actrice, chez elle. Il sera reçu par les babines curieuses d’un guépard accompagné d’un singe sautillant, d’un perroquet grossier, dans un décor de jungle en miniature à la température étouffante !
Victorien Sardou acceptera tout et toujours de la tragédienne, même son mariage avec le nouvel amour de Sarah, dix-sept ans de moins, vaguement grec, drogué. Un certain Damala. Envers et contre tous, elle va l’épouser après une tournée en Russie durant laquelle Sarah est lapidée par les antisémites dont Tchékov qui rend hommage tout de même à son talent. Tourgueniev, lui, nie le tout...
Mais la majorité du peuple russe est sous le charme. A la sortie du théâtre, des femmes s’agenouillent sur son passage. Ah ! Vanité, vanité !
Sarah a congédié Philippe Garnier qui jouait Armand Duval dans la Dame aux Camélias, et l’a remplaçé par son mari tout neuf. Ce Philippe n’était pourtant pas si mal que ça ! Il était, comme il se doit, l’ombre de l’ombre de l’actrice. Personne ne le regardait, paraît-il. En effet, Seule, la Divine, compte ! Tout le monde sait cela, on ne regarde qu’elle.
Alors, quelle importance si le nouvel Armand Duval déclame avec une accent grec épouvantable ?
Mais lorsqu’elle décide de lui donner un rôle dans la pièce de Sardou, ce dernier s’étrangle et, dès la première répétition, refuse, provoquant ainsi la colère de Sarah.
Personne ne veut de Jacques Damala consort Bernhardt, obligeant l’actrice à louer le théâtre de l’Ambigu. Sarah veut à la fois «lancer» son mari et son fils Maurice nommé directeur (il a dix-sept ans !).
- Maurice doit à présent gagner sa vie, assure-t-elle.
Il est certain que cela le changera des tripots, des champs de course et des filles. En fait, chaque soir, le jeune dandy passe à la caisse de l’Ambigu, rafle la recette et part festoyer.

Le théâtre voit l’aurore de la renommée d’une grande actrice, Gabrielle Retu, connue sous le nom de Réjane. Immense talent mais dont, paraît-il, on ne peut s’approcher qu’à grande distance...l’haleine !
Sarah a une nouvelle amie et un nouvel amant, auteur lui aussi : Richepin.
Richepin est un homme des rues, jaloux d’Oscar Wilde (on se demande pourquoi !). Dans ses mémoires, il l’appelle :
« (...)ce vieux pachyderme chevelu, fardé comme une prostituée...»
Wilde essaie de convaincre Sarah de monter à Paris sa Salomé ! La pièce est interdite en Angleterre.
Sarah ne peut pas ! Elle est en manque d’argent et doit vendre ses bijoux : vente où se précipite le Tout Paris. Hélas ! ce n’est qu’une goutte d’eau dans la mer !
On doit vendre l’hôtel de la Plaine Monceau ainsi que le lionceau empuantisseur et le guépard devenu dangereux. Le reste de la maisonnée déménage boulevard Péreire. Ce n’est pas suffisant ! L’argent, le bel argent continue tellement à manquer que le cher Jarrett concocte à Sarah une tournée en Amérique du Sud.
A Rio, rencontre avec l’empereur du Brésil, Pedro, ses bijoux sont volés à l’hôtel (non, pas par l’empereur !). A Lima lui est offert un collier fabriqué avec des yeux humains naturalisés et treize mille acres de terre en pleine Pampa. A La Paz en Bolivie elle reçoit une paire de gifles magistrale, etc...
Moins drôle, la fièvre jaune sème la mort dans sa troupe, exit le pauvre Jarrett.
Quant à Sarah, c’est sur ce continent que se produisit la chute sur le genou aux suites irréversibles dans les années à venir. Sarah commencera à en souffrir...mais cela ne l’éloignera jamais vraiment de la scène !
Il y eut plus tard une nouvelle chute sur le paquebot du retour.
Les journalistes français ne l’auront guère épargnée durant ses périples, jusqu’à ce qu’elle lise enfin un article absolument dithyrambique de Jules Lemaître :
(...) Elle a connu une gloire énorme...des réceptions que l’on ne fait point aux rois...
La gloire ! Sarah la savoure une fois encore avec la création de la nouvelle pièce de Victorien Sardou, La Tosca. Il est tout à fait évident que l’actrice est faite pour le drame, la tragédie. Elle triomphe dans les rôles les plus tragiques et fait sangloter les spectateurs.
Comment se portent ses amours ? Toujours aussi tumultueux, extrêmes. Un Pierre Loti l’aimera, à sa manière bien sûr, entre deux voyages. Il y a aussi ce «coquin de Montesquiou», le jeune Marcel Proust.
Le souffle court, elle trouve le temps de créer quelques navets, Jeanne d’Arc durant lequel le public s’endort carrément.
- (...) Je vais devoir une fois encore mourir sur scène...mais le public aime ça ! clame-t-elle
Pour réveiller son public, il y aura toujours et toujours Racine et...Phèdre !
Heureusement, Sardou (toujours lui) vient de terminer un nouveau drame historique : Cléopatre ! encore un sujet sur une femme !
Pour la mort de la reine Cléopatre, Sarah exige un véritable serpent (lequel a une «doublure» en cas d’indisponibilité !)
Sarah, elle, n’est pas malade (si ce n’est le problème de sa jambe), mais fatiguée ! Mener de front le monde, sa famille, le théâtre, les amants, est loin d’être une sinécure. Sarah a besoin de repos et part pour Belle Ile...trois mois !
Victorien Sardou pense en mourir de désespoir. Mais elle revient avec un nouvel acteur, Lucien Guitry muni d’épouse et de fils. La famille Guitry va faire parler d’elle.
Paris aime, adore Sarah Bernhardt. Tout va bien. Par contre la France se déchire autour de l’affaire Dreyfus : Sarah est pour lui, son fils Maurice, contre.
Les querelles familiales, la légèreté de son fils ne remplissent pas l’escarcelle de Sarah Bernhardt, donc la «Divine» décide faire à nouveau la manche à l’étranger. Et elle a raison ! chaque fois qu’elle est au bord de la faillite, l’actrice s’éloigne de Paris et va distiller son art et sa «voix d’or» hors de France !
Sarah sait aussi que son retour dans la capitale sera prodigieux. Cette fois-ci, ce sera la fête triomphale donnée par ses amis au Grand Hôtel, rue de la Paix.
-(...)Je suis, assure-t-elle, la prêtresse de la Poésie...
Victorien Sardou lui trouve un nouveau titre :
-(...) Sarah est la souveraine incontestée de l’art dramatique...
Un jeune auteur encore inconnu, un certain Edmond Rostand, lui apporte une première pièce insipide. Ce n’est qu’un début !
Qu’importe ! Sarah Bernhardt est la reine de Paris. La reine mijote une nouvelle idée : elle va louer l’ancien théâtre impérial situé en face du Châtelet et le baptise ... avec la plus grande simplicité :
Théâtre Sarah Bernhardt
Le théâtre nécessite un grand nettoyage, infesté pour le moment de rats, d’araignées et de chats affamés incapables de se nourrir des souris !
Rostand, l’homme au visage de marbre, toujours affublé de sa poêtesse de femme, Rosemonde Gérard, lance sa Samaritaine.
Sarah a sa claque, si besoin en est : le gros Catulle-Mendès, Reynaldo Hahn et son ami Marcel Proust. Ils lui font un triomphe.
On murmure qu’Edmond Rostand concocte une nouvelle pièce qui sera, bien sûr, créée par l’actrice. Elle y jouera le rôle du fils (légitime, celui-ci) de Napoléon Ier et Marie-Louise. Ce sera L’Aiglon.
C’est à cette époque que fut présenté à Sarah, Jules Renard. Que pense-t-il en fait de la comédienne ?
Eh ! bien, Sarah lui plait. Elle l’émeut. Mais...
-(...) pourquoi diable, a-t-elle cette étonnante diction qui, pourtant, fait sa réputation ?
Pourquoi, ajoute-t-il, pourquoi dit-elle «cruel..l..le» et «soleil...lll» !
Jules Renard est en avance sur son époque. Cette fameuse diction est de son temps. Il n’y a aucun jugement à porter, si ce n’est attendre un Charles Dullin. Lequel, un peu plus tard, bouleversera à son tour le théâtre.
Sarah Bernhardt est une tragédienne aux accents déchirants. Elle meurt avec un brio inégalable ! Elle a rugi de fureur de n’avoir pu créer le rôle de Madame Sans-Gène qu’a sorti Victorien Sardou et a voué aux enfers la détentrice du rôle-titre : Réjane.
Paris se goberge de ces cancans et fait bon accueil au Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, en attendant L’Aiglon au sujet duquel Sarah a décidé d’aller se pencher aux fenêtres de Schönbrunn afin de regarder le parc avec le même oeil que l’infortuné prince.
Lucien Guitry joue Flambeau, ange gardien bourru du duc de Reichstadt. Il excellera dans ce rôle d’après les notes de son fils Sacha.
Succès foudroyant. Une fois de plus, Sarah-Aiglon agonise et meurt accompagnée des sanglots du public.
Mais l’argent disparaît plus vite qu’il n’entre dans les caisses. Voila Sarah une fois encore obligée de partir «faire la manche» aux Amériques. Avant de partir, elle prête...comble de générosité, son théâtre à...la Comédie Française dont la salle a été détruite par un incendie et se retrouve à la rue. Lors d’une représentation de l’illustre compagnie, Sarah se fit remarquer en apostrophant sévèrement un souverain étranger resté coiffé de son couvre-chef :
- Sire, la Comédie Française est un temple. On peut garder sa couronne, mais on doit ôter son chapeau ...
Toujours le mot pour rire, Sarah !
L’Amérique a renfloué les caisses, les dettes du cher petit Maurice vont pouvoir être réglées. Ouf !
La Dame aux Camélias a toujours le même succès. Dieu sait pourquoi, les Américains l’ont rebaptisée «Camille» ! Allez savoir...
Reparaît un gros souci, Sarah, pendant la tournée est tombée sur son genou malade. Elle sait qu’elle devra tôt ou tard prendre une décision et, toujours spirituelle, suggère à Victorien Sardou de lui écrire un rôle d’unijambiste !
Pour se changer les idées, Sarah crée des rôles nuls.
A nouveau, la sexagénaire interprète une Jeanne d’Arc déclarant, imperturbable, à ses tourmenteurs :
- (...) J’ai dix-neuf ans...
Dans la salle, pleurent avec bruit, des enfants d’un pensionnat voisin.
Lorsqu’elle rentre chez elle, Sarah retrouve son nouvel amant, superbe éphèbe qui a tout essayé dans la vie, Lou «je ne sais quoi» !
L’amoureuse lui confie le rôle du bel Hippolyte dans Phèdre. L’éphèbe a un tel accent hollandais que la salle s’esclaffe. Cela détend l’atmosphère !
Mais le héros coûte cher et provoque la jalousie du cher Maurice qui ne veut point partager le pactole que lui octroie sa mère. Le piètre acteur aura son congé un peu avant l’opération tant redoutée...

- (...) Je vous supplie, docteur Dieu (sic) de me couper la jambe un peu au-dessus du genou... Je me bats l’oeil de ma jambe, qu’elle courre où elle voudra...
Après l’opération, Sarah reçoit des monceaux de lettres affectueuses. Un Américain (ils sont fous ces Américains !) lui propose une somme exorbitante pour l’achat de sa jambe perdue !
Mais comment va-t-elle se déplacer ? Eh ! bien, Sarah Bernhardt vient de commander une chaise à porteurs légère, étroite, style Louis XV, s’il vous plait !
Ainsi transportée, elle va aller remonter le moral de nos Poilus engagés dans cette terrifiante guerre que l’on appelle la Grande Guerre : le Théâtre aux Armées est né !
Sarah est la cathédrale de Strasbourg mutilée, Béatrice Dussane... Notre Dame de Paris. Ensemble, elles chantent la Marseillaise.
Elle se rend à Londres. On la verra rampant sur la scène. Sarah est un Poilu couvert de sang allant arracher à l’ennemi le drapeau de son régiment !
Quelle femme ! Elle mérite cent fois la devise brodée sur son oreiller : Quand même !
Elle retourne en Amérique, déclenchant peut-être le mouvement interventionniste de 1917 !
Elle joue Athalie.
La critique explose :
- (...) Madame Bernhardt a modifié son style, sa diction est moins emphatique...
Tiens ! Tiens !
Sarah va, hélas, se fourvoyer dans des pièces plus que minables... Mais qu’importe !
Sarah Bernhardt ne veut pas mourir, elle ne veut pas disparaître...
Elle s’épuise, s'essouffle, s’étouffe, mais poursuit sa route.
A présent, elle s’est mis dans la tête de faire du cinéma... C’est nouveau ! Une Sarah Bernhardt ne peut manquer ça ! Et pourtant, elle est si fatiguée ! mais baste !
En 1922, elle présente quarante-huit spectacles. Elle a soixante-dix huit ans, part en tournée en Amérique, en Espagne, en Italie.
Un 15 mars 1923, sa chambre est envahie de caméras. Débute le tournage de La Voyante. Le jeune Jean Cocteau est là et l’encourage...

Mais oui ! mais oui ! Sarah Bernhardt va jouer, comme toujours. La Voix d’Or résonnera une fois encore ! Sarah se lève, elle est debout.... mais soudain, la grande tragédienne s’affaisse.


Couchée dans son lit (un vrai lit !) , elle vitupère encore contre les jounalistes avides de terribles nouvelles :
- Ils attendront ! Ils m’ont bien assez embêtée, moi !


Puis, elle s’en est allée, accrochée à Maurice, son fils.
On la met dans ce même cercueil, celui où elle dormait. A présent, elle est vraiment seule au père Lachaise.
Il reste ces quelques mots, pieusement recueillis par Pitou, son cher secrétaire :
« Madame Sarah Bernhardt, si on vous enfermait dans une cellule verrouillée... vous en sortiriez en robe byzantine, emportée par une coulée de lave, dans un parfum de fleurs et un souffle d’amour, les murs de la cellule décorés de rêves, d’alexandrins suspendus en guirlandes...
Merci, madame...